Rencontre avec Lorena Zilleruelo
L'artiste Lorena Zilleruelo est une artiste-vidéaste chilienne vivant en France et dont l'ensemble du travail est porté par ce désir de faire entendre des voix trop souvent tues. Dans son installation interactive Elan et Elegie, l'artiste montre une foule de gens prêts à se mettre en marche. Mais pour qu'ils avancent, il faudra que le spectateur reste face à eux. Cette oeuvre est inspirée du tableau Il quarto stato de l'artiste Guiseppe da Volpedo et évoque la marche protestataire : ce soulèvement nourri par le refus d'accepter ce qui ne peut l'être. Elle nous ouvre les coulisses de sa création en acceptant de répondre à trois questions, depuis la naissance de ses idées jusqu'à son espoir de brèches futures.
Comment est née cette idée d'une marche interactive ?
Le tableau « Il quarto stato », tableau italien peint par Guiseppe da Volpedo, était accroché dans le bureau de mon père syndicaliste. Au Chili, ce tableau fait référence à un massacre perpétré au sein d’une population de mineurs de salpêtre, dans le nord du pays, en 1907.
Cette image, qui représente une marche, est forte et je me suis toujours demandé comment mettre cette dernière en mouvement, la rendre vivante, conditionsine qua non pour en exprimer sa légitime puissance. Aussi, j’ai proposé ce projet au Fresnoy* qui m’a accueillie et accompagnée dans son développement et sa réalisation. L’aspect interactif m’a semblé nécessaire, en ce sens que cette marche ne peut fonctionner qu’avec l’implication d’un spectateur actif qui devient moteur et qui vient participer à ce mouvement désormais collectif. De fait, la synergie de la marche ne saurait exister si le spectateur n’est pas partie prenante du mouvement. Il s’agit ici d’une mise en valeur de la nécessité du collectif, de la présence de l’autre et, en somme, de l’impératif d’agir. Sans l’action du spectateur, rien ne se passe.
La marche collective : arme ou symbole ?
Arme et symbole ! La puissance du collectif est redoutable et devient indispensable au regard des luttes à mener. L’individu seul ne peut rien, finalement. La mise en commun des souffrances et des détresses rend plus fort et donne du poids aux revendications. On ne peut manifester seul. Par conséquent, cette arme devient, par sa nature, symbole. Symbole car nous avons besoin de l’autre pour être plus fort, besoin de l’autre pour être et devenir, ensemble.
En tant qu'artiste, quelle brèche espères-tu créer dans notre réalité ?
Cette brèche se doit d’être un espace de réflexion, fort et pérenne, et non pas un passage vers un monde parallèle. Il ne s’agit pas, ici, d’ouvrir un instant éphémère, une parenthèse, mais bel et bien d’établir un lieu où soit réfléchi un questionnement de notre réalité. Cette brèche devient aussi réelle que les blocs qu’elle sépare. Elle ne peut être qu’un moment sans lendemain, mais, bien au contraire, sera moment de lien, de solidarité, d’échange, d’altérité. En somme, de marche collective.
La video issue de l'installation est visible ici : https://vimeo.com/65220168
L'amour du premier pas
Il me semble parfois que nous passons la moitié de notre vie à prendre des décisions, et l’autre moitié à en subir les conséquences. Tant de sujets imposent un choix radical ! Bien entendu, il y a les « grandes dilemmes existentiels » que l’on pourrait synthétiser ainsi :
« vivre, oui, mais où, comment, avec qui, pourquoi ? » et dans ce sac nous rangerons toutes les questions liées à notre implantation, notre schéma familial, notre carrière, nos objectifs… Mais il y a aussi les multitudes de petites hésitations quotidiennes pour lesquelles il nous faudra bien trancher : aller à cette fête ou profiter d’une soirée calme, regarder ce film ambitieux ou cette bonne vieille comédie, prendre la parole ou bien se taire…
Le point commun entre toutes ces interrogations, quelque soit leur degré d’importance, est notre propre engagement. Et ce qui va différencier les réponses que nous y apporterons est le risque que nous sommes prêts à y associer. Sur ce point, la personnalité a son mot à dire : le prudent prendra le temps d’appréhender le territoire de son choix avant de placer, minutieusement, chacune des cartes de son plan A puis, avec le même soin, celles de son plan B. L’aventureux sera quant à lui uniquement guidé par son instinct et choisira, bon gré mal gré, la route qui lui semble la plus désirable en empoignant dans le même temps et avec la même fougue les dangers et les déceptions possibles. Le craintif, enfin, trouvera toujours une bonne raison de ne pas faire ce qu’il aimerait pourtant, soit en le remettant à demain, soit en considérant à coup de démonstrations douteuses que le jeu n'en valait finalement pas la chandelle. Fort heureusement pour nous, nous ne sommes jamais une seule de ces personnalités et, selon les sujets et les heures, nous varions d’une personnalité à l’autre.
« Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre. »
Les mots ci-dessus ont été prononcés par l'empereur et philosophe Marc Aurèle et ils me sont souvent d'un précieux secours. Le sens de notre vie pourrait donc être résumé à cela : parvenir à trouver le courage de changer ce qui peut -et doit- l'être. Il y a, dans cette vision, une puissance qui permet soudain de dépasser notre posture individuelle pour nous faire basculer dans ce qui appelle à la force collective. Nous voici ramenés non plus à notre quête de bonheur intime, mais bien à notre devoir en tant qu'humain, partageant une planète et des biens communs et dont la vie n'aura de sens que si, et seulement si, nous œuvrons à changer ce qui doit impérativement l'être pour toutes et tous. La majorité des combats naît, en effet, certainement de ce simple constat : nous ne pouvons nous laisser vivre sans tenter de changer ce qui ne nous convient pas.
Reste à savoir comment trouver la force de ce changement. En guise de moteur, j'aime cultiver la figure du premier pas. Cela permet de se concentrer tout entier à cette énergie : le moment où l'on y va. Ecouter avec la plus grande attention le désir qui sommeille derrière chacune de nos contestations et faire de ce désir le chemin vers lequel nous tendrons. Et c'est là que réside l'avantage d'un premier pas : il ne garantit rien !
Nous aurons bon anticiper tout ce que l'on voudra, inévitablement, les choses se passeront différemment de ce que nous avions prévu. C'est une pensée que je trouve très réconfortante car elle fait immédiatement taire tous les arguments soi-disant raisonnables. Ils ne valent rien, rien du tout, tant qu’ils ne sont pas ancrés dans un présent. Et pour s'ancrer dans ce présent, justement, dans ce temps le plus immédiat, le plus brûlant, je ne connais rien de mieux que la marche. Ce mouvement qui éprouve chaque instant et qui fait de nos pas des actes plein de sens. Ce premier mouvement qui fait de nous des êtres capables. C’est une évidence et pourtant, cela reste extraordinaire : il suffit de faire un pas pour que nous avancions. Demain, que nous apporteront ces marches au gré des désirs et des convictions ? Peut-être aucune victoire, nous le savons. Mais elles auront affirmé le droit d’être ensemble, en mouvement, vers un idéal collectif. Qu'importe la valeur qu'aura eu le bout de notre chemin, il finira de toute façon par être une histoire vécue, c'est-à-dire la preuve que nous aurons été absolument vivants.